« Le Sorcier de Sauclières », une expression intrigante, un constat d’une époque dorée, une forme appréhension pour l’adversité. Admirée ou jalousée, c’est selon, l’ASB de Raoul Barrière est l’illustration d’une domination sans partage, associée à une philosophie de jeu novatrice, une identité locale puissante et des résultats exceptionnels sur la durée. Raoul Barrière incarnait cette insolente réussite sur l’hexagone, fruit d’un travail précis et avant-gardiste, d’une capacité à répéter les efforts et d’être au sommet lors des phases finales. C’était surtout un grand Monsieur du rugby laissant désormais un grand vide dans le Biterrois, par son parcours, son phrasé et son inaltérable passion pour les Rouge et Bleu.
LE RUGBY SELON RAOUL
Cerner l’ASB où l’époque du Grand Béziers comme se gargarisait tout un territoire, c’est un peu comme si vous étiez dans la tête et les idées de Raoul Barrière. L’instigateur à proprement parler d’une sensibilité hors du commun. Curieux dans l’élaboration des contenus à l’entraînement jusqu’au jour du match, initiateur du travail physique et de l’aspect diététique « menu purée, steak et vin », concepteur d’un jeu d’avants qui fait le modèle encore sous le rugby moderne, le Biterrois de naissance adoptait sans vergogne des idéaux subtils et variés afin de déstabiliser la concurrence. Ancien pilier (ainsi que talonneur) chez les Rouge et Bleu aux prémices de sa carrière, ayant soulevé le Brennus en 1961 en tant que joueur, après un succès face à Dax, pour ce qui constituait à l’époque pour les Héraultais, le premier titre d’une longue dynastie, Raoul Barrière déclinait une carrière honnête avec à la clé une sélection en équipe de France. Cette récompense lors de la tournée face aux Sud-Africains l’aura beaucoup marqué pour la suite de son évolution sur l’ovale. Inspiré par la robustesse et la technique des avants Springboks, il en revient fasciné par autant de cohérence et s’inspira au fil du temps parmi tant d’autres innovations, de cette exigence qu’il convenait selon ses termes, d’appliquer au sein de l’effectif Biterrois. Grand adepte de Raymond Barthès (initiateur du demi-tour contact), celui sous lequel Raoul a évolué et tant appris.
Le titre de champion de France Junior avec l’ASB est le détonateur d’une génération douée et talentueuse, groupe qu’il aura façonné et dirigé pour un avenir des plus radieux. Des hommes déjà trempés dans le moule d’un Barrière toujours aussi présent jusqu’à leur quotidien, afin de mettre toutes ses chances de son côté, mais surtout, construire une vie de sportif en adéquation avec la compétition. C’est ainsi que Raoul découvrait des hommes épatants, de caractère, allant chercher et fabriquer ni plus ni moins des athlètes dévolus à ses principes de jeu « il s’agissait de s’adresser à l’inconscient pour atteindre le côté affectif » selon sa prophétie. Armand Vaquerin, débusqué dans son adolescence, en est un parfait exemple. Mobile et puissant, le Sorcier de Sauclières repérait ce type de joueurs pour l’amener à son excellence et lui permettre de jouir de toutes les informations nécessaires à l’évolution d’un rugbyman. Aussi incroyable que cela puisse paraître, le moindre détail était décortiqué afin d’être pertinent sur la préparation comme dans le discours diffusé. Une longueur d’avance bénéfique pour Béziers, avec sous ses ordres six Brennus de 1971 à 1979. Une hégémonie qui ne laissait transparaître que peu de hasards dans le conditionnement, pour celui qui fut ne l’occultons pas, professeur d’éducation physique lui octroyant un certain goût pour l’aspect mental, moteur et global d’un individu.
JEU D’AVANTS ET MÉTHODE
Ainsi, si le palmarès de l’ASB a considérablement étoffé l’armoire aux trophées par ces temps heureux pour tout un peuple, il le doit non seulement à la qualité des joueurs la constituant, mais sans hésitation grâce aussi à la performance majuscule d’un management pertinent et savoureux. Raoul infligera notamment à ses « gros », une forme de rigueur, d’authenticité et de courage. Les avants constituaient son domaine de prédilection, son jardin secret, ses fines analyses, son sens aiguë des aspirations piochées çà et là pour mettre en œuvre des solutions sur le pré et permettre aux joueurs d’exprimer la quintessence de leurs atouts. Des démonstrations furent légions, des records encore d’actualité qui ne seront certainement jamais effleurés dans le rugby moderne. Raoul Barrière aimait le jeu d’avant, confisquer en quelque sorte le ballon et véhiculer une image de puissance. Sans trop forcer le trait, cela lui vaudra quelques inimitiés à l’époque, à l’endroit d’une FFR peut-être bousculée dans ses certitudes et voyant d’un mauvais œil, cette outrecuidance légitimée par des résultats éloquents. Le Grand Béziers évoquait le respect, culturellement par son jeu huilé fait de joueurs emblématiques. Sans oublier les gazelles sans qui cette sérénade n’aurait été certainement qu’éphémère sous plusieurs aspects, Raoul Barrière était en avance sur son temps. Sur les ballons portés dont il a créé le concept, où le cuir était au chaud selon l’expression consacrée, allant de combinaisons autour de son capitaine Richard Astre, capitaine et relais sur le terrain des dogmes entretenus par son entraîneur jusqu’à épuisement.
Cette méthode fut incontournable, « tout se passait dans le cerveau, entre les individus des ondes se répartissent » jurait-il, payante à plus d’un titre, déjouant fréquemment les envolées lyriques proposés par l’adversaire, où comment s’accaparer une finale admirable dans le contenu face à l’AS Montferrandaise écœurée par tant d’arguments proposés, un titre acquis en 1978 qui pourrait constituer l’apogée dans la présence de Raoul Barrière au sein du club et dans sa propension à rééditer les performances sur le court et moyen-terme. Un hymne à la vaillance et aux présumés qualificatifs qui entouraient cette formation invincible à Sauclières durant de nombreuses années, et toujours aussi affûtée quand vinrent les phases finales aux aubes d’un Printemps annonciateur de joies dans la cité de Jean Moulin. C’était çà Raoul Barrière, outre son côté obsessionnel sur un rugby qui le surprenait, dont il cherchait à maîtriser les moindres parcelles d’inconnu qui pouvait lui échapper. Il était celui qui a amené la préparation mentale, avec la sophrologie comme discipline. Mais aussi les séances vidéos jusqu’à demander à sa garde rapprochée d’aller pister la concurrence. Cette application des préceptes convenus auprès d’un groupe réceptif à ses directives mais qui surtout lui autorisait une confiance inébranlable dans sa gestion avec quelques égos parfois difficiles à canaliser, « Nul besoin de grand discours, le vestiaire est un temple. » Le sorcier a donné à cette ville, ce peuple, la fierté d’être reconnue comme la capitale du rugby, le centre des intérêts, l’incontournable d’une grande décennie et bien plus.
« J’AI BASCULÉ VERS LE RUGBY PARCE QU’IL Y AVAIT DES COUPS DE TRONCHE A RECEVOIR ET A DONNER. ON EST CONS HEIN ? »
La question fut posée sur ses plus beaux souvenirs, ses plus belles émotions. Sans sourciller, il répondit :« Le plus beau titre, c’est en 1968 avec mes juniors. C’était un bonheur non dissimulé d’amener cette jeunesse au titre. Heureux d’un titre académique également, car c’était mon premier en tant qu’entraîneur. » Simplicité, humilité. Où trouver la consécration finalement ? « Mes garçons ne cherchaient pas la gloire, leur bonheur, c’était de jouer à Béziers. » Interrogé par exemple sur la carrière internationale d’Henry Cabrol que d’aucun pouvait juger bien mince, il claquait un cinglant :« Cabrol a eu quelques sélections quand même. Les hauts dirigeants nous faisaient payer cette volonté de ne pas adhérer à leurs principes. Un jour, un arbitre qui nous vola le match à Niort nous disait : »Jouez autrement, on arbitrera autrement ! » S’affranchir était dans les veines Rouge et Bleu, ce besoin impérieux d’être envers et contre tous, un levier sur lequel Raoul s’appuiera. Parmi ces croustillantes anecdotes, existe-t-il un regret ? « Finale 1976, Agen avait une belle équipe. Que voulez-vous que nous fassions face à deux Agenais situés aux postes les plus importants de la Fédération. Nous étions ligués avec d’autres entraîneurs contre l’ordre établi. Pas invités aux réunions officielles, comme des pestiférés. »
Des hommes qui l’auront marqué profondément comme Jojo Mas, estampillé président du Grand Béziers, et des joueurs comme Pépito Navarro et Claude Saurel. Et des discussions toujours aussi enflammées quand il s’agit d’expliquer des situations déconcertantes :« Lors d’un Béziers-Narbonne disputé à Carcassonne, le deuxième ligne Rouzié prit un coup de pied mal placé. Remontée d’un testicule dans le ventre ! Notre soigneur avec ses deux poings fermés entreprit de le descendre pour lui trouver son logement, un drôle d’exercice… » Du vécu, des scènes cocasses dont Raoul emportera avec lui bien des secrets gardés par la confrérie. Sans renier ses origines catalanes :« Des deux côtés, on m’amenait voir des rencontres à Aimé-Giral, même si je suis né à Béziers je n’oublie pas mes racines. Je jouais à plusieurs sports, j’ai basculé au rugby, car il y avait des coups de tronche à donner et à recevoir. C’est con hein ! Mes parents étaient originaires de Baixas. Mon père était venu à Béziers pour le travail. J’habitais à 200 mètres de Sauclières. » Comment lui était venu la pratique du rugby ? « J’ai joué au Stade Français puis ensuite Aurillac. Avant de revenir au pays Biterrois en 1953. » En tant qu’éducateur, quels étaient ses premières impressions ? « J’ai réclamé un ballon de rugby durant mes premières années d’enseignement à l’école normale de Joinville puis Hénin-Beaumont. Après de longues semaines d’attente, l’ovale était livré. Je le présentais à mes élèves, ils n’en avaient jamais vu auparavant ! J’ai eu des volontaires, des durs durant ces années d’éducation. Mais je n’ai pas rencontré l’enthousiasme comme chez nous, où le rugby était culturel. » Prodiguer son savoir, un credo quelle que soit l’affluence proposée, disposée ou non. L’affaire d’une vie dédiée au partage et à l’apprentissage face parfois aux réticences.
« SEM PAS MORT »
Une fois décortiqué sommairement cette carrière et ce vécu qu’il conviendrait d’affiner dans les moindres recoins, tant les souvenirs et les anecdotes ne manquaient pas, Raoul Barrière, intellectuel de fait, ne finira pas son histoire chez les Rouge et Bleu. Pour des sombres différends avec la direction et quelques joueurs « Je ne pouvais pas accepter que des responsables du club apportent de l’alcool et des cigares à mes joueurs ! » dixit Raoul. Une friture sur la ligne qui l’amènera chez le meilleur ennemi des Biterrois, en l’occurrence le RC Narbonne. Il terminera son positionnement sur le banc de touche à Valence Sportif, laissant derrière lui un palmarès formidable ponctué de 6 Brennus, 4 Yves-du-Manoir, quelques challenges et une multitude du convoité Bouclier d’Automne. Auteur d’un livre à dévorer, « Le rugby et sa valeur éducative ». Un titre qui lui sied parfaitement, lui qui aura formé nombre de joueurs. Cette croyance en l’éducation sportive pour le bien-être d’un homme, indispensable à ses yeux et sur son environnement. Un regard toujours affiné et précieux, lui qui venait encore au stade suivre les rencontres de la désormais ASB(H), avec cette bienveillance qui le caractérisait, son œil brillant à l’évocation du jeu et pas seulement sur un passé glorieux qu’il racontait sans frémir. Une opinion assumée sur un rugby actuel qui le désenchantait, où son désir d’un rugby précis et idoine devait se conjuguer sur un jeu déployé effectué à bon escient. Sportivement, il était l’instigateur du mouvement perpétuel. Du joug à balancier pour maîtriser la poussée collective. Des pneus sur des mâts pour travailler les percussions ballon en main. Remarquable pour un technicien avec les moyens de l’époque.
Raoul Barrière s’est éteint vendredi matin à l’âge de 91 ans, il laissera derrière lui une flopée de clichés forts entremêlant le peuple Biterrois, les Allées Paul-Riquet, les trains convergeant vers le Parc des Princes et ailleurs, la domination d’un rugby assumé culturellement, de triomphes n’ayons pas peur des mots d’une formation atypique, crainte, médusant la France d’une insolente réussite. Sauf que ces succès n’étaient pas anodins, le fruit du hasard. Les conditions furent amenées par le véritable Sorcier de Sauclières qu’il était. Par son amour du jeu et de ces couleurs fièrement arborées. Précurseur, novateur, initiateur, en ces termes vous pourriez définir Raoul Barrière et son empreinte digne des légendes. Parti avec ses convictions, il pourra côtoyer d’autres figures telles que Pierrot, Armand, Jack, Pépito et bien d’autres pour refaire le monde et contempler la cité Biterroise dans ses turpitudes. Quand vous savez que son travail fut scruté par les All-Blacks, que les Anglais, après un succès face aux Français, comparaient leur jeu en indiquant qu’ils avaient gagné comme Béziers, définitivement Monsieur Raoul Barrière a révolutionné son temps. Il sera peut-être temps également après le deuil, de se pencher sur la rebaptisation d’un Stade de la Méditerranée, afin de sceller sur la pierre, nos illustres personnages ayant fondé cette histoire, ce maillot et sa mysticité à travers les périodes. L’ASB est triste, figée, bousculée aujourd’hui avec la disparition de l’un de ses plus dignes représentants. Le peuple Rouge et Bleu peut remercier pour l’éternité, cet homme qui aura servi sa cause et son histoire. Adiu Raoul, vous nous manquez déjà..
Rémy RUGIERO, avec l’aide précieuse de Sébastien ARNAULT, des diverses publications trouvées dans les archives, de l’ouvrage « Passion d’une vie, le rugby comme fil conducteur » d’Henri GEOFFROY alias Brescou dédié au Grand Béziers. Crédit photos Bernard RIVIÈRE, Rugbiterre.